Une bonne soupe pour le moral

François commençait à s'habituer à la vie en Russie et il se demandait même pourquoi il n'avait pas pensé avant à déménager ici. Mais finalement, la réponse à cette question était simple: parcequ'il ne voulait pas trop s'éloigner de la France, au cas où... Au cas où le roi serait revenu sur sa décision? Tu rêves, mon pauvre François, se dit-il. Les tyrans ne reviennent pas sur leurs erreurs, cela reviendrait à avouer qu'ils se sont trompés, qu'ils ne sont pas des sur-hommes, et ils ne peuvent le supporter. Alors ils s'enfoncent persécutent... Et puis zut, pourquoi vouloir rester attacher à un pays qui vous chasse, vous exècre même si vous auriez donné votre vie pour lui? Autant être loyal à quelqu'un qui ne cherche pas à vous tuer et vous exterminer. C'était pure logique. François se dirigeait vers le marché: il voulait se faire de la soupe. Ah une bonne soupe aux pommes de terre et aux choux! Avec une ou deux saucisses en prime pour parfumer! Il en salivait déjà. La soupe est toujours bonne pour le moral. C'était une vérité qu'il n'avait fait que vérifier depuis le temps que durait sa fuite. Aussi bien qu'une bonne cuite bien carabinée, le mal de tête en moins,ce qui était appréciable.

François sortit de ses pensées dès qu'il entendit la voix qui s'adressait à lui. C'est fragile, une pensée, ça ne résiste pas à l'assaut du monde extérieur. Et puis se parler de soupe et d'alcool, ça n'avait rien de très stimulant. Il sourit à la jeune femme qui lui parlait, une bien jolie jeune femme en vérité mais dont la robe avait connu des jours meilleurs. La guerre, sans doute. C'est fou ce qu'une guerre peut faire comme dégâts sur la vie des gens, en plus de les tuer et de détruire leurs terres. Il était résolument pacifiste. Mais ce n'était pas la question, la question c'était: où est le palais? François ne savait pas précisément. Après tout, il n'était arrivé que depuis une semaine et il n'avait jamais eu l'occasion d'aller au palais. Ce qui somme toute n'avait rien d'étonnant. Il n'était que médecin ici, un vague petit médecin des bas-fonds... Les recherches scientifiques, les opérations difficiles lui manquaient souvent, mais mieux valait vivre.

-Je suis désolé mademoiselle, je ne sais pas exactement... J'imagine qu'il faut emprunter la grande route que vous voyez là...

Il aurait adoré pouvoir l'aider, mais il ne s'y connassait pas plus qu'elle. Il eut un sourire désolé:

-J'aurais aimé pouvoir vous en dire plus. Mais si vous voulez, je vous escorte sur cette route. En espérant qu'elle mène au palais, bien entendu! Je m'appelle François, et vous?

François haussa les épaules: étrange, cette jeune femme... Bien palotte. M'enfin, ça la regardait et si elle ne voulait pas d'escorte, il n'allait pas insister, il avait autre chose à faire. Se concentrer sur les pommes de terre et les herbes médicinales, voilà quel était son plan. Et pas plus, basta! Il savait d'expérience que quand on commençait à se mêler de la vie des aures, on n'avait pas fini de tomber dans des galères. Et il avait déjà suffisamment à faire avec les siennes, merci bien. Mais alors qu'il allait se tourner vers les légumes, sa conscience de médecin se mit à hurler. Satanée éthique! Elle lui avait déjà causé pas mal de soucis mais il n'avait jamais pu résister. On ne peut pas empêcher un médecin d'aider les ges, c'est contre nature. Il dit donc, la rattrapant:

-Tenez, prenez au moins ça!

Il lui tendit une petite fiole remplie de lait très sucré. Il l'avait toujours sur lui, au cas où quelqu'un se trouverait mal, n'ayant pas assez mangé (ce qui arrivait souvent tant les populations étaient miséreuses) .On ne se refait pas.

François regarda s'éloigner la jeune femme, un sourire aux lèvres. Cendrillon évaporée! Il haussa les épaules: bah, il ne pouvait pas aider les gens contre leur gré. Retournons à notre soupe... Et alors qu'il cherchait des carottes, il tomba sur un vendeur de chevaux. Enfin, de chevaux... De carcasses ambulantes oui! Les pauvres bêtes étaient si maigres et fatiguées qu'on se demandait par quel miracle de la nature elle tenaient encore debout. Et le vendeur criait:

-Chevaux à bas prix!

Tu parles, il aurait fallu les donner... François se fit la réflexion que le vendeur devait avoir récupéré les bêtes abandonnées dans les fermes et les maisons pour se faire un peu d'argent. Mais enfin, il aurait fallu les nourrir au moins! Les chevaux faisaient peine à voir, ils traînaient leurs os comme des squelettes animés. Le regard de François se posa sur l'un d'eux, d'une maigreur absolue bien entendu. C'était le cheval le plus étrange qu'il ait jamais vu: un cheval pie blanc alezan brûlé, comme les Indiens en Amérique. Comment un tel cheval avait-il bien pu aterrir ici, en Russie? Il s'approcha du vendeur et dit, d'une mine faussement dégoûtée:

-Ils sont bien maigres... Combien vous prenez pour l'un d'eux?
-20 roupies.

François éclata de rire:

-20 roupies pour ces squelettes?
-C'est à prendre ou à laisser.
-Je vous en donne 5 pour le pie, là bas, et je l'essaye avant.
-Non, 20 roupies, et vous le prenez comme ça.

François fit mine de réfléchir et s'approcha de l'oreille du vendeur:

-Non, on va faire comme j'ai dit, sinon je crois bien que je devrais dire tout haut ce que je pense tout bas depuis tout àl'heure: vous avez râtissé les fermes et vous vendez ce que vous avez pillé. Donc, 5 roupies, c'est encore 5 roupies de bénéfice!

Le vendeur gromela mais accepta. Heureusement, parce que François n'avait pas plus que 5 roupies à mettre dans un cheval, surtout qu'il devrait le remettre en état. Il s'approcha du cheval indien et lui caressa l'encolure. Celui-ci mit immédiatement ses naseaux sur sa paume, il avait besoin d'affection, depuis le temps qu'il était seul! François ne pouvait monter dessus, ç'aurait été l'achever, alors il le tira par la bride. Il avait décidé de l'appeler Indien.

Indien