Nettoyage de la bibliothèque

"Le temps passé à lire n'est jamais du temps perdu"

Chiffon à la main, j’essuie amoureusement les tranches des livres si peu lus. Perchée en équilibre sur le haut d’une échelle, mon chiffon dégage de petit nuage de poussière. Si certains ouvrages sont souvent empruntés, d’autres ont passés des années sans que personne ne se décide à les lire. Pourtant, ils ne sont pas sans charme.
Mes doigts effleurent les couvertures reliées si douce au toucher. Tant de livres, j’en aurais presque la tête qui tourne.
J’ai eu la chance d’apprendre à lire. J’ai encore un peu de mal et ma lecture est très lente, mais elle est bien loin d’être dénudée de plaisir. Si peu de gens lisent. Les nobles, qui eux ont appris à lire, ne semblent pas vouloir s’y attarder. Chaque livre est pourtant une porte sur autre chose, un autre monde. Chaque livre me permet de m’évader un peu plus. Ils parlent de pays que je n’ai jamais vu, la Prusse, le Royaume de France et même de ces nouvelles colonies loin derrière l’océan appelées colonies d’Amérique.
Tout en continuant mon ménage, un titre retient mon regard “contes d’un temps perdu”, je le tire doucement de l’étagère, souffle sur la couverture pour en chasser la poussière. C’est un tout petit volume. Je l’ouvre, parcourt quelques pages et finis par le glisser dans mes jupes.
Il ne m’est pas autorisé d’emprunté des livres ici... personne ne m’a vu, non ?

Ermolai entra dans la bibliothèque, pas pour lire, mais pour se détendre.D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours adoré lire et la vue de tant de livres l'apaisait. L'odeur particulière qu'ils dégageaient aussi. Savoir que tant d'histoires étaient là, juste là, à attendre de dévoiler leurs secrets... C'était étourdissant. Il vit soudain qu'il n'était pas seul et sourit: Anna. Décidément, il la croisait partout, c'était le destin où il n'y connaissait rien! Il dit, doucement:

-Re-bonjour! Vous aussi, vous aimez les livres? Lequel avez-vous choisi?

– Re-bonjour ! Vos aussi, vous aimez les livres ? Lequel avez-vous choisi ?

Surprise, je lâche l’échelle et me déstabilise avant de me cramponner à l’échelle. Morte de honte, je ressors le livre et le range proprement à sa place. Je descends la petite échelle et m’incline face à Ermolai.

– Bonjour monsieur. Je faisais simplement le ménage, pour que tout soit parfait pour le mariage. Je vais vous laissez si vous voulez, je sais à quel point le calme est agréable quand on lit.

Ermolai répondit, rapidement avant qu'elle ne s'échappe encore - ça allait devenir une habitude, sinon! - :

-Et bien ça tombe bien que vous soyez là parce que mon but n'était pas de lire, mais de me détendre les nerfs! Si vous le voulez bien, nous pourrions faire un brin de causette?

Il avait délibérément laissé la porte ouverte pour qu'elle ne se méprenne pas sur ses intentions, comme l'autre jour, dans sa chambre.

Il veut se détendre les nerfs ? Il ne peut pas aller se balader dans les bois pour ça ? Enfin, passons. Cet homme est un mystère total de toute manière.

– Si vous le voulez bien, nous pourrions faire un brin de causette ?

Les joues rougissantes, je baisse la tête. Qu’est-ce que mes joues ces derniers jours ? Je pique fard sur fard ! C’est tellement embarrassant !

– Si telle est votre désir, monsieur, répondis-je, nous parlerons.

Ermolai sentait qu'elle n'était pas à l'aise avec lui. C'était un sentiment qu'il impulsait souvent et qui lui servait énormément sur un champ de bataille, la victoire dépendant parfois pour le tiers ou la moitié du moral des troupes. Mais là, c'était clairement un handicap...

-D'où venez-vous, pour commencer? De quelle région du monde ou de Russie êtes vous née?

Il savait que beaucoup de serviteurs venaient de très loin pour travailler ici, à la Cour. De Sibérie pour beaucoup.

– Je... Je viens du nord.

Inutile de lui préciser où. Le nord est si vaste. Le froid là bas était si terrible qu’ici, la température me paraît tout de suite plus douce.

– Et vous ? ajouté-je précipitamment.

Ermolai sourit:

-Avec l'âge que j'ai et le temps qui a passé sous les ponts depuis mon départ, je ne sais pas si je peux encore dire que je viens d'ailleurs qu'ici! Disons que je suis né en Sibérie. Comme beaucoup, ici. Il fait trop froid, trop terne là bas pour avoir envie d'y rester.

Il expliqua:

-Je me suis engagé dans l'armée à 16 ans, je ne me souviens que de la neige, sans fin, du froid, des hommes saoulés à la vodka... Bref rien de reluisant...

Il demanda ensuite:

-Et vous, depuis combien de temps êtes vous là? Et pourquoi? Pour échapper à la neige aussi?

Bien sûr, il y avait énormément de neige, à Saint Pétersbourg et dans toute la Russie. Mais jamais de la même façon désespérante qu'en Sibérie. Il ne faisait pas seulement très froid et neigeux, c'était tout qui était mort, plus de 6 mois par an. Des mètres de couche blanche, un froid à mourir sur place. Et la vodka qui coulait à flots... Les fouets pour chevaux destinés aux gamins. Ah, ils avaient le cuir dur... Un vrai terreau à soldats...

La sibérie... une si grande région de la russie.

– J’ai toujours aimé la sibérie. Le froid surtout, la neige et dès qu’un rare rayon de soleil passe le manteau nuageux, c’est un nouveau monde. Il me suffisait de quelques pas pour disparaître. Mais au final, je me suis sentie plus prisonnière qu’autre chose. J’ai fini par partir Je suis arrivée à dans la région il y a cinq ans. J’ai d’abord travaillé dans un petit château de province. Puis, l’année dernière, je suis arrivée ici. J’économise ce que je peux, avant de partir faire le tour du monde.

Le tour du monde... Mon rêve depuis toute petite. Visiter chaque pays et chaque contré, et il y a tant de chose à voir. Je finis par sourire. Et voilà, en quelques secondes, Ermolai a réussit à me faire dire ce que je ne voulais pas confier. Pas étonnant qu’il soit devenu ministre de la guerre, avec de tels talents...

Ermolai sourit:

-Vous voulez voyager? C'est drôle, c'était l'une de mes motivations, lorsque je me suis engagé! Et j'ai été exaucé: j'ai voyagé à travers toute la Russie, l'Ukraine plusieurs fois, la Corée aussi et même jusqu'en Prusse et en France. J'ai vu Versailles, la Cour d'Hambourg,... J'ai pas mal bougé, en somme.

Il conclut:

-Mais vous, vous ne pouvez pas vous engager... Et je dois dire que la façon dont on voit certains pays lorsque l'on s'y bat ne vaut pas vraiment le coup... Vous voudriez aller où?

– Allez où ? Loin. Quelque part où il fait chaud et où je me sentirait en sécurité. Quelque part où je pourrais juste oublier qui je suis et toutes ces obligations. Juste vivre vous savez, juste... vivre vraiment. Décider de tout laisser tomber pour aller faire une ballade à cheval où aller nager et oublier que le soir, on doit nettoyer les grandes salles.

Ermolai comprenait ce besoin, cette envie impérieuse de liberté. Lui même les ressentait parfois. Moins forts que lorsqu'il était petit. A cette époque, il n'y avait pas une heure qui passait sans qu'il sente ce besoin. A présent, c'était juste lorsqu'il restait trop longtemps enfermé à travailler. Partir loin pour se retrouver, se trouver parfois. Et pourquoi pas là où le soleil brille constamment et où il fait toujours été!

-Vivre en nomade au fil de ses envies? Oui, c'est une idée! C'est le rêve de tout homme, ou femme, je crois: être libre pour être heureux. Je pense qu'ensuite on a du mal à se refaire aux cadres qu'impose la société. A moins de partir pour toujours mais là, il faut être sûr de soi!

– Oui... Partir, vivre quelque chose. À force de ne plus rien faire, j’ai l’impression de plus rien ressentir. L’absence de tout me pèse terriblement ici.

Je me lève souplement pour aller près de la fenêtre. Il fait si beau aujourd’hui, comme une promesse que tout se passera bien. Je regrette simplement d’avoir été obligée de mettre cette robe à manches longues.

– Ce temps là ne vous donne pas envie de vous échapper ?

Ermolai eut un sourire, un sourire qui disait beaucoup de choses, comme tous les sourires. Il disait l'envie de grand air, le besoin de partir loin qui l'avait toujours habité et ne l'avait jamais quitté, malgré ses nombreux voyages. Mais il disait aussi qu'il se sentait chez lui ici, à la Cour de Russie. Un coeur fidèle qui voudrait toujours partir mais reviendrait inmanquablement.

-Si, les jours de beau temps me donnent envie de prendre mon baluchon et de partir aussi loin que je pourrais marcher. Et les jours de vent me donnent envie de sauter sur mon cheval et de m'envoler loin, dans un tourbillon. Les jours d'orage me poussent également à me sauver. A vrai dire, je ressens le besoin de partir à chaque fois que je vois l'horizon. Tant d'espace inexploré que je pourrais parcourir et que je ne vois pas en restant là. J'en ressens un manque, un sentiment de manquer quelque chose, la liberté. Je voudrais être libre de partir. Mais je fnis toujours par me rappeler que je ne suis pas un cheval sauvage, un ours ou un aigle, mais un homme. Et que ma condition est de ne jamais être libre vraiment. Je sacrifie le voyage ou mes attaches: comme chaque homme, il me faut faire un choix. Mon choix est de rester quand il le faut, de partir quand je le peux et de revenir quand je le dois. Une vie d'homme, en somme. Mais l'horizon m'appelle constamment et ce, d'aussi loin que je m'en souvienne.

Je retourne à côté d’Ermolai et, pose ma main sur son bras, comme pour lui signifier que je comprends exactement ce qu’il ressent.

– Vous avez de l’argent, pourquoi ne partez-donc vous pas ? Vos rêves sont à portée de main si vous tendez un peu le bras.

Je retire doucement ma main, laissant courir mes doigts une fraction de seconde plus longtemps ce qu’un mouvement normal l’aur

ait fait.

Ermolai sourit:

-Parce que, si j'ai de l'argent, j'ai aussi des obligations. Je suis le chef des armées mais aussi le chef de la garde rapprochée du Tsar. Si je lui fais faux bond, je fais un immense plaisir aux intrigants qui cherchent à le tuer depuis la mort de notre précédente Tsarin. Les choses sont telles que je n'ai pu rester que deux mois en Ukraine, pour la campagne. J'ai été rappelé d'urgence avant l'issue finale des combats, losque la Tsarin est morte. Nous sommes dans une situation plutôt alarmante, ces derniers temps...

– Je crois que nos désirs de liberté sont tous confrontés au même problème : notre morale et notre sens de l’honneur.

Je reprends mon chiffon et commence à nettoyer les étagères basses, malgré qu’elles soient déjà propres. Ermolai n’a-t-il pas d’autres choses à faire ? Si je me fais encore pincée par Manuella, je risque de passer un sale quart d’heure.

-Je crois que si, malheureusement. Nous nous cloisonnons tous seuls. Mais je me vois mal abandonner le navire quand, précisément, le capitaine a besoin de moi...

– Telle est la malédiction qui pèse sur tout ceux qui sont importants : le poids des responsabilité.

Je lui lance un petit sourire.

– Ne vous inquiétez pas, je vous ramènerai du sable des grands déserts du sud !

Ermolai eut un petit rire:

-D'accord, on fait comme ça! Je me recrérai une plage dans ma salle de bains!

– Avec de grands palmiers et des boissons exotiques ? Peut-être pourrais-je vous envoyer deux jolies filles avec ces jupes de pailles.

Je me tais brusquement. Peut-être suis-je allée trop loin... Après tout, je ne le connais presque pas et faire de l’humour... Mal à l’aise, je me mordille la lèvre inférieure. Une idée, vite !

Pour Ermolai, le sujet "amour, mariage" n'était pas tabou. Il ne s'était jamais marié et en était fort aise. C'était un loup solitaire qui n'avait jamais aimé véitablement. Des amourettes à la pelle bien sûr, mais jamais rien de sérieux. De son côté en tous cas. Il sourit donc, pas gêné le moins du monde:

-Effectivement, les palmiers et les boissons exotiques me tentent. Par contre, laissez les filles où elles sont. Elles mourraient de froid ici, à Saint Pétersbourg! Le climat, s'il n'est pas aussi atroce que celui de Sibérie, est loin d'être clément. Je crois qu'il faut être né ici pour le supporter à longueur de vie. Ici, ou dans un autre pays glacial.

Un petit rire s’échappe de mes lèvres. Rougissante, je baisse la tête. En clin d’oeil, Ermolai a rattrapé la situation, il doit sans doute être un très bon politique.

– Le froid est agréable. Je ne sais pas pour vous, mais dès que la température revient dans les positifs, c’est tout de suite trop chaud. Et puis, le froid a ses avantages, il permet aux maris de réchauffer leurs femmes !

Toute trace de sourire vient quitter mon visage. Oups. C’est moi où.... je viens de sous entendre que j’étais mariée ? Zut de zut ! Si je n’étais pas en présence d’Ermolai, je crois que je jurerais !

Ermolai éclata de rire.

-Je crois que je dois être quelqu'un d'excessivement cynique: je pensais que c'était la vodka qui réchauffait les hommes et que les femmes se débrouilaient avec leurs châles!

Il ajouta:

-Nos hivers sont bien trop longs. Personnellement, je revis quand je vois sortir les premières fleurs! Ce n'est pas tellement le froid qui me dérange, c'est l'obscurité. Cette sacrée obscurité qui nous plonge dans un sommeil à demi éveillé, comme des zombies.

– Leurs châles ? Mais monsieur, nous buvons la Vodka aussi bien que les hommes ! répliqué-je en souriant.