discussion tranquille

*Eevi s'était installée dans le grand salon pour lire. Elle s'était calée dans un immense fauteuil en velour rouge avec un roman épais à souhait et une tasse d'un café très odorant. Les rayons de soleil de ce début d'après midi caressaient doucement les tapis et les meubles, donnant une chaleur spéciale à la pièce.*

Mina entra dans le grand salon, habillée en homme, comme ils disaient. Ils, les hommes qui estimaient qu'une femme n'en est une que si elle porte la jupe. Elle revenait d'une longue promenade à cheval et était d'excellent humeur. Rien ne pouvait la réjouir plus que trois ou quatre heures de ballade seule avec son étalon. Sauf peut-être de tomber sur Eevi.

-Eevi! Quelle surprise de te trouver ici! Qu'est-ce que tu lis?

Elle s'assit en face de son ami et fit signe à un serviteur de lui apporter un thé. Elle n'aimait que l'odeur du café mais préférait de loin les arômes plus subtils du thé.

- Hey, Mina! Comment ça va? Je lis les lettres d'une religieuse portugaise. C'est magnifique! Tu connais?

*Eevi reposa son roman, il devenait inintéressant à la vue de la conversation géniale qui se profilait! Mais quand elle était seule, elle adorait les lire... Elle sentait la chaleur des mots d'amour remonter dans son corps et l'irradier... Elle aimait les lire à tous moments, elles lui donnaient l'impression que Juha était dans la pièce avec elle.*

Mina sourit:

-Non, je ne connais pas. Il parait que c'est fabuleux, personnellement, je n'ai jamais eu l'occasion de m'y pencher. Qu'est-ce que ça raconte?

J'adore lire, mais force est de constater que tout ce qui contient le mot "religieux" me rebute. Même s'il parait que ce n'est pas centré sur la religion.

-Moi, tout va bien. Je reviens d'une promenade de quatre heures avec Faucon. On est allés dans les bois, j'adore les bois, c'est apaisant, je trouve. Pas, petit trop, petit galop et à la fin, un bon galop toutes brides lachées.

Elle avait passé une très bonne matinée, qui s'était terminée par un éclat de rire. Une rencontre fortuite et plus qu'amusante. Elle se dit qu'il serait dommage de ne pas en faire part à Eevi. Après tout, elle avait confiance en son amie.

-A la fin de ma balade, lors de notre galop à fond, j'ai croisé la comtesse de Brucks, tu sais, la grosse femme à la voix haut perchée. Elle était juchée sur un magnifique pur-sang arabe d'un blanc éclatant. Civilement, j'ai ralenti et je me suis arrêtée à sa hauteur. Après les politesses d'usage, ne sachant plus quoi lui dire, je lui ai proposé de passer au trot puis au galop, ça évite de parler et Faucon avait encore de l'énergie. Seulement, je ne savais pas qu'elle savait monter plus que moyennement. Et puis aussi, engoncée dans cette robe pleine de froufrous qu'elle portait... Pour monter, c'est assez peu pratique. Bref, nous sommes parties au trot, et elle n'était déjà pas fière: son popotin se baladait à droite à gauche, et le pauvre animal qui essayait de galoper fièrement, comme tous les purs sang... Enfin, je n'avais pas envie de ralentir, je n'aurais pas su quoi lui dire, et comme elle avait trop de fièreté pour avouer qu'elle se sentait mal à l'aise, on a accéléré. Faucon est parti au galop et le pur sang arabe a essayé de suivre, mais il était trop lourdement chargé et sa "maîtresse" tentait de le retenir. Il a pris un coup de sang et j'ai entendu un grand cri: à peine le temps de me retourner et elle était déjà par terre. Le cheval a filé, il nous a dépassé et il a disparu derrière le château... Monsieur Valavski, qui était là, a fini par rattraper le cheval. Mais je ne te raconte pas la honte qu'elle a du ressentir! Il y avait la moitié de la Cour dehors, à profiter du soleil! Elle était toute rouge, et elle est repartie bien vite vers le palais en pestant contre ces maquignons qui vendent des purs sang sauvages! Elle était ridicule, le panier de sa jupe au dessus de la tête, ses grosses jambes en l'air!

Mina éclata de rire, même si elle savait que c'était assez cruel de sa part. Après tout, ce n'était pas de la faute de cette pauvre femme si elle ne savait pas monter. Mais c'était tellement drôle! Et la Cour allait en parler longtemps. Chaque fois que la comtesse paraitrait en public, en fait...

*Eevi éclata de rire. Dieu que c'était drôle!*

- Ah! Bon sang, pauvre cheval! Ce devait être complètement surréaliste! Je l'ai croisée l'autre jour à ce propos. On était ici d'ailleurs! Avec Juha on s'était installé dans la banquette rouge pour jouer aux cartes contre Ian. On riait tellement qu'on ne l'a pas entendu arriver, mais je me demande encore comment on a fait, vu qu'elle est plus que présente au niveau sonore... Bref, elle est entrée et elle s'est assise sur la banquette d'en face, à côté de Ian. Tu le connais? Tu sais, c'est le jeune homme blond avec les yeux très bleus? Il a toujours un air un peu perdu! Enfin, donc on jouait et elle a posé ses énooormes fesses à côté de lui et elle a commencé à le papouiller. C'en était révulsant, elle a quoi, 40 ans? Et lui il en a 20! Mon Dieu c'était gênant au possible! Elle le regardait comme s'il était roulé dans du chocolat fondu... Et que je te lui touche le bras, lui caresse les cheveux, lui fais des compliments déplacés et mielleux... Il était au bord des larmes le pauvre... Il ne savait pas comment s'en débarrasser et nous on n'arrivait pas à en placer une. On voulait l'aider, le pauvre garçon, mais on ne pouvait rien faire physiquement... Déjà parce qu'on aurait pas pu lui faire bouger un doigt même à deux et ensuite, question de respect... Heureusement le tsar est arrivé avant qu'elle ne nous l'étouffe... Il a fait preuve d'un tact très bien placé, il devait avaoir envie de rire autant que nous mais il a réussi à faire passer ça de façon courtoise.

*A ce souvenir, Eevi se dit que la situation avait du être très pénible pour le jeune noble anglais.*

- Quelque part, ce n'est pas drôle mais elle est si ridicule... Et mariée en plus! C'est monstrueux de faire ça, comme s'il n'était qu'un morceau de chocolat...

hj: Ian

Mina éclata de rire lorsqu'elle entendit l'anecdote que lui racontait Eevi. Et notamment parce que ça lui en rappelait une autre, très amusante, et gênante aussi pour les témoins.

-Pauvre jeune homme quand j'y pense! Oui, je vois de qui tu parles, le jeune anglais un peu... Comment dire... Réservé. Il ne devait plus savoir où se mettre! Surtout vue la place que prend cette lady. C'est complètement déplacé! Ca me rappelle une anecdote avec toujours cette "grosse comtesse", comme l'appelle Kassian. Hilarante. Kassian et moi étions dans la bibliothèque, en train de prendre le thé. Elle est entrée en trombes, traînant derrière elle un jeune minet à peine pubère. Et je te montre la pièce en parlant comme une poule, et je te présente mes "amis". Je t'assure, je n'exagère pas. Elle jacassait: "Mon chéri, je vous présente de très bons amis. Oui vraiment, de très bons amis. Avec Mina nous chevauchons souvent ensemble. Si vous voulez, nous vous permettrons de passer une après midi avec nous. Mais il faudra nous suivre! Nos chevaux sont des coursiers plein d'énergie! Et nous avons tellement l'habitude de monter ensemble! Je vous présente aussi son adorable mari, Kassian. Un ange, je vous assure! Mais si vous parvenez à lui tirer deux phrases, vous êtes un génie! Je crois que je ne l'ai jamais entendu tenir conversation qu'avec Mina!" Et pendant tout ce temps là, elle nous touchait l'épaule à tous les deux, c'était insupportable. Surtout que nous la connaissons à peine! Et Kassian qui grimaçait un sourire en essayant de se libérer des griffes de la comtesse! Il déteste les familiarités! Et elle continuait encore et toujours à babiller avec le petit brun: "Asseyez-vous mon ami, nous allons prendre le thé avec mes amis, vous allez voir ils sont purement divins". Et ils se sont assis. Kassian m'a jeté un regard désespéré, et je crois que j'ai eu exactement le même! Elle remplissait l'espace sonore de minauderies et on n'avait toujours pas entendu le son de la voix du jeune homme. A chaque fois qu'il essayait d'ouvrir la bouche, elle le coupait pour répondre à sa place ou décider pour lui. Si je demandais: thé, café ou chocolat? Elle s'empressait de répondre : pour moi, du chocolat, pour lui, du thé sans sucre avec un nuage de lait. Je récidivais: pudding ou blinis? Elle répondait: pour moi? Les deux, lui n'a pas faim. Kassian se pinçait les lèvres pour ne pas éclater de rire. Moi, j'étais tellement gênée pour lui que je n'avais même pas envie de rire. Pour faire la conversation j'ai ensuite demandé qui il était, parce qu'à part mon chéri, on ne connaissait même pas son prénom! Evidemment, elle a répondu à sa place: "C'est le fils d'un ami, je lui fais voir la Cour, il n'est que de passage." Là, ça devenait franchement grotesque, tu seras d'accord avec moi. J'ai encore essayé un instant de savoir son prénom mais elle était repartie à babiller. Franchement, je crois que cette femme est nymphomane! Après avoir englouti les trois quart de notre table devant nous, elle a saisi son jeune homme et l'a entrainé vers les jardins, en nous envoyant de faux baisers tout le long... Je me suis retournée vers Kassian et je crois que nous n'avons jamais eu un fou rire aussi long! Impossible de nous arrêter!

Mina avait du mal à rester sérieuse, rien qu'à y repenser, elle avait envie d'éclater de rire. Cette bonne femme était une tempête, un ouragan à éviter absolument.

- Oui, elle aime beaucoup les hommes plus jeunes. Mais, elle est mariée, non? A quoi ressemble-t-il, son mari? Il s'en fiche de tout ça? Juha tuerait le minet et moi par la même occasion. Ce que je ne lui reprocherais pas, étant donné que, dans le même cas, je serais sans doute aussi violente et impulsive!

*Elle ne s'imaginait pas tromper Juha, elle l'aimait trop pour cela. Elle aurait l'impression de mourir s'il se détournait d'elle pour une autre. Elle se rappelait leurs premiers regards, même ce qui ressortait de bon des moments difficiles d'après leur mariage... Tout était parfait à ses côtés, même son insupportable cousine n'avait rien entâché...*

-Mais cette femme, ma chère Eevi, ADORE les hommes. Tous, sauf un: le sien! Trop pâle à son goût, il lui faut des statues grecs, des éph-èbes au corps de dieux, des tout jeunes hommes, des étrangers, des exotiques, des inatteignables... Et son mari est tellement mou que ça m'étonne qu'il tienne encore debout. Non, je t'assure, son mari ne lui barre vraiment pas la route!

Mina sourit et enchaina, par associations d'idées:

-Je n'ose imaginer la réaction de Kassian si je me conduisais ainsi. Ce n'est pas un sanguin, il réagirait sans doute à sa manière, en se renfermant sur lui-même, et en se laissant mourir, j'imagine. Il m'a toujours dit que j'étais libre avec lui, qu'il ne me contraindrait jamais, mais lui, je le soupçonne d'avoir son coeur en cage. Et si je jetais la cage... Ca finirait en drame, mais pour lui. C'est tellement hors de sa nature de vouloir obliger les autres à agir comme il le souhaite... Je me souviens, le mois qui a précédé sa déclaration. Il était nerveux, pâle comme un mort, ne parlait plus, ne mangeait plus. Sûrement de peur que je ne refuse ses avances. Ce qui était stupide, bien entendu. Il n'a jamais eu de motif de jalousie, je n'ai jamais regardé que lui, et je ne regarderai jamais que lui. C'est peut-être bête de dire ça, mais mon coeur bat dans sa poitrine, c'est un fait avéré. Je ne pourrais pas vivre non plus sans lui. Rien que le fait de penser qu'un jour je pourrais ne plus me demander "Tiens, que penserait Kassian de ceci? Que dirait-il de cela", ça me donne des frissons d'horreur. J'ai besoin de lui, c'est définitif. Et je lui ai sacrifié ma liberté sans sourciller, depuis ma plus tendre enfance. Ca a toujours été lui, et uniquement lui. C'est plus fort que de l'amour, je l'ai dans la peau, c'est vraiment ça. Et s'il se conduisait comme cette dévergondée de "grosse comtesse", je crois que mon coeur cesserait de battre à l'instant. Je ne le supporterais pas.

Elle eut un sourire:

-Je n'ai pas l'air comme ça d'être une femme sensible, mais c'est pourtant vrai quand il s'agit de Kassian. J'ai toute confiance en lui, et lui en moi. Je peux l'assurer. Et toute ma force de caractère n'y peut rien, fort heureusement.

- Oui, je comprends tout à fait! C'est très différent entre Juha et moi. C'est comme si nos âmes étaient liées. L'une sans l'autre, c'est viable bien entendu, mais je pense que s'il partait, inconsciemment, je le chercherais encore et encore, pour toujours. Savoir qu'il existe ou existait et qu'il est parti, je pense que j'y survivrais mais que je me sentirai emputée. Je le chercherai, encore et toujours. Je pense que pour lui ce serait pareil. Tu vois, avant de nous marier, nous avons eu énormément de problèmes et nous avons envisagé de nous séparer, pour simplifier les choses. Je sais, ça parait superficiel et idiot, mais nous savions tout les deux que nous risquions gros. C'était l'exil, la séparation ou la mort, j'en ai peur. Nous n'avons pas tenu deux heures. Rien que le fait de se dire que c'était fini, ça nous était insupportable. Du coup nous sommes venus ici... Le mois avant? Il a pris un mois avant de te demander en mariage alors que vous vous connaissiez si bien?

*Entre Juha et elle, tout avait été si rapide, si évident!*

Mina écouta son amie avec attention: sa vie avait l'air d'être incroyablement compliquée. Les histoires d'amour posaient souvent problème. Elle, elle savait qu'elle avait eu de la chance. Elle était tombée amoureuse de celui qui lui était plus ou moins destiné. Et elle n'avait jamais eu à se battre. C'était tellement rare, que les choses marchent comme ça. D'ordinaire, c'était plutôt compliqué, l'amour. Sans parler des hommes qui se lassaient plus vite que le temps de dire "oui" et d'embrasser la mariée. Quand, bien entendu, ce n'était pas les femmes qui réagissaient de la sorte.

-Oui, il a mis un mois. Mais ce qu'il faut que tu comprennes, c'est que Kassian est un grand timide. Il a l'air froid et distant comme ça, c'est de la timidité. Kassian est un rêveur, il vit dans son monde. Quand je suis arrivée, du haut de mes dix ans, je l'ai un peu bousculé, mais il ne s'est jamais bousculé que pour moi. Lorsque nous avons grandi, nous sommes tombés amoureux, mais sans le dire, parce que pour nous, c'était évident. C'était un pur sentiment, l'évolution logique de notre amitié. Nous ne nous sommes même jamais embrassés avant qu'il ne se déclare. Alors j'imagine qu'il devait se dire que je le considérais comme un ami. Et pourtant, je t'assure qu'il n'avait aucune raison de le croire. je n'étais qu'avec lui, je n'écrivais qu'à lui, je ne pensais qu'à lui. Et il le savait, il n'y a jamais eu de faux semblants entre nous, nous en sommes tous les deux incapables. Je pense que ça le rongeait, et qu'il ne voulait pas m'en parler, pour ne pas risquer de me perdre. Il m'a dit, plus tard, qu'il n'aurait pas pu vivre sans moi, et qu'il aurait préféré vivre avec moi ami toute la vie plutôt que de risquer de me voir me détourner de lui. C'est un romantique.

Elle sourit, se remémorant l'aveu:

-Alors un jour qu'il n'était pas bien, je l'ai tellement harcelé pour qu'il me dise ce qui n'allait pas qu'il s'est jeté sur moi et qu'il m'a embrassée, fougueusement, en me disant ensuite: "Voilà ce qui ne va pas!". Je n'avais jamais ressenti un tel sentiment de bonheur. Une onde qui chamboulait tout mon être. Et je l'ai embrassé. Ensuite, je ne sais plus très bien qui a embrassé l'autre, mais toujours est-il que ça a duré l'après-midi, et que le soir, il a demandé ma main à mes parents.

Elle hocha la tête:

-Une histoire on ne peut plus simple, somme toute. J'ai eu beaucoup de chance. Et toi alors, pourquoi avez-vous failli vous séparer? Tu m'as parlé de danger de mort?

Mina écarquillait les yeux, de plus en plus au fur et à mesure qu'Eevi racontait son histoire. Fallait-il être fou pour tenter de tuer deux personnes qui s'aimaient par dépit! Et même pas par dépait amoureux: par dépit économique!

-Ta cousine si parfaite n'aurait pourtant pas eu de mal à ferrer un autre noble fortuné, pourquoi vouloir celui ci absolument. Elle n'en était pas amoureuse... Ce que le dépit peut faire, tout de même... Et la jalousie! Mais c'est positif néanmoins: vous êtes ici tous les deux, à l'abri de votre famille, et dans l'une des Cours les plus tolérantes d'Europe, c'est vrai! J'ai bien peur que notre histoire ne soit pas aussi romanesque! Nous sommes ici parce que le Tsar nous a appelé à lui. Nikolai voulait créer une noblesse forte, une Russie forte. Et comme nous habitions Omsk et que nous pouvions laisser nos terres à des intendants, nous sommes venus nous installer ici. C'est un endroit bien plus vivant que notre ancienne région.

Mina sourit à Eevi, d'un sourire de compassion et d'amitié aussi. Elle imaginait ce qu'avait pu être la vie, au moment de son mariage.

-Pour en revenir à ton histoire, ils ne vous ont pas laissés tranquilles, donc, après le mariage. Ils ne vous ont pas fait chercher ici? Ils savent bien que vous êtes là, non? Et comment ton mari a-t-il réagi à tout ce chambardement? Parce que si tu es la corruptrice, il est le "salaud" qui t'a préférée à ta cousine!