le repas de l'ambassadeur

*Stepan, mené par Stijn, entra dans un magasin qu'il ne connaissait pas. Il avait perdu en un rien de termps la plupart de ses fournisseurs et à en croire son nouvel associé, ils faisaient de tout, trouvaient de tout et n'importe quand. Pile ce qu'il leur fallait d'urgence. C'était clair, sans eux, ils étaient morts. Il était suivi de près par Gauvin et Anushka qui eux non plus ne connaissaient pas l'endroit. Comme quoi on en découvrait tous les jours, même lorsqu'on habitait ici depuis des lustres... Les choses fleurissaient comme des champignons dans ces quartiers de la ville.*

Serguei était parti depuis quelques heures et le magasin venait d'ouvrir, 8h tapantes, comme tous les jours. Volodia leva une oreille et se rapprocha de la porte bien avant que le carillon de la porte ne retentisse. Il faisait ça tous les matins, comme s'il manifestait son instinct de gardien féroce une bonne fois pour toutes. Après tout, les barzois étaient des chasseurs de loups et d'ours, ce n'étaient pas de maigres petits chiens de Cour. Et Dieu savait qu'il était essentiel à Saint Pétersourg quand on tenait un commerce qui fonctionnait. Et qu'on n'avait pas une armée de mafieux à son service, bien entendu. Cette ville appartenait aux mafieux ou aux audacieux.

Leana était en train de finir d'amener le pain, cuit fraichement tous les matins, lorsqu'elle entendit le carillon. Elle se retourna vers l'étrange troupe qui était entrée, sous le regard vigilant de Volodia. trois hommes et une femme, jamais vus par ici. Son regard se fixa immédiatement sur l'un des deux hommes qui menaient la troupe: un grand homme brun et maigre aux yeux incroyablement magnétiques. Elle remarqua ses longues mains fines et osseuses, son corps décharné mais élancé puis détourna son regard. Qu'est-ce qu'il lui arrivait à la fin, de fixer ainsi les clients? Enfin, un client... Elle secoua la tête, pour chasser l'image de cet homme si étrange qui très certainement la hanterait encore longtemps, et demanda à la ronde, d'une voix qu'elle voulait claire et assurée:

-Bonjour. Vous désirez?

La phrase habituelle et maintes fois répétée, parfaite pour ramener la routine, et chasser l'ouragan qui l'avait frappée, une demi seconde auparavant.

Je me mets plus en avant, après tout, Leana me connait, moi. Je dis

- Et dire que je pensais que tu me reconnaitrais.

Je lui fais un sourire et enchaine.

- Ca va Leana ?

La raison de la visite, c'est à Stepan de la donner et je lui laisse donc cet honneur. Après tout, c'est à lui de passer commande si commande doit être passée. Ici, c'est toujours agréable.

- Sergueï n'est pas là ce matin ?

Leana se tourna vers Stijn. Dans la précipitation, elle ne l'avait pas reconnu. Elle était plus perturbée qu'elle ne voulait bien l'admettre. Elle lui sourit en retour:

-Excuse-moi, je ne t'avais pas vu. Je suis désolée. Ca va par ici, pas de problème. Segueï est parti récupérer des marchandises tôt ce matin, je ne pense pas qu'il rentrera avant cet après-midi. Pourquoi, vous avez besoin d'une livraison? Si c'est le cas, il pourra sûrement la faire dans la soirée.

Leana observa plus attentivement la troupe qui était entrée. Stijn, bien connu; un grand homme d'âge mûr, brun, avec des lunettes l'air sympathique; une jeune femme brune aussi très jolie et qui semblait avoir beaucoup d'intelligence et de caractère. Et enfin, le jeune homme fin et brun qui l'avait interpelée. Drôle de troupe, de si bon matin, et qui venait sûrement du palais. Si ça se trouvait, Serguei allait être exaucé.

- Eh bien en fait, nous ne pouvons pas attendre ce soir pour une livraison... Nous devons préparer un repas pour ce soir et il nous manque une quantité extraordinaire d'ingrédients! Nous n'aurons pas besoin de livraison, juste de pouvoir acheter ce qu'il nous manque. Nous nous débrouillerons du transport jusqu'au palais.

*Il dit tout cela comme légèrement anesthésié. Il avait posé le regard sur la jeune fille une demie seconde et il avait senti une grande chaleur se diffuser à partir de sa poitrine jusque dans tout son corps. A présent il avait les jambes légèrement cotonneuses et son estomac semblait avoir disparu. Pourtant, elle ne lui avait pas vraiment tapé dans l'oeil comme on aurait pu s'y attendre, c'était bien plus profond que cela. Comme si une grande lumière l'avait happé au moment où il avait posé le regard sur elle. Etrange. Il la regarda denouveau à la dérobée et il trouva qu'elle était particulièrement jolie, ce qu'il n'avait pas perçu au premier regard. La sensation d'envoûtement ne se dissipait pas pour autant. C'était irrésistible.*

- Au fait, pardonnez moi, je suis très grossier, je ne me suis même pas présenté, je m'appelle Sch... Stepan Pushkin.

*Pour la première fois depuis qu'il était en Russie, il avait failli faire une erreur sur son nom. Il avait failli lui donner le vrai, Schmuel. Et c'était la toute première fois que ça lui arrivait. Il avait toujours su que s'il ne devenait pas ce Stepan Pushkin qu'il disait être, il ferait un jour une erreur et qu'elle lui serait fatale. Il s'était auto-persuadé avec une telle conviction et une telle force que son prénom restait caché en lui, enfermé à clef dans un coffre. Aucune chance qu'il ne sorte par erreur. Enfin, avant, il n'y avait jamais eu aucune chance. Il était entré en Russie en tant que Stepan et il n'avait jamais rippé auparavant, pas une fois...*

Leana se tourna, par reflexe, vers celui qui parlait. L'homme brun. Stepan... Un prénom qui lui allait bien. Elle se dit qu'elle n'aurait aucun mal à retenir ce prénom là... Sa voix l'ensorcelait, tourbillonnait dans sa tête et elle se serait bien assise pour se remettre, si elle n'avait pas eu peur que son trouble ne se remarque. Cet homme n'était pas beau, il était unique, incontournable. Elle n'avait jamais cru à ce que les romans nommaient "la rencontre des âmes", mais finalement, elle révisait sa position. Parce que c'était moi parce que c'était lui, tout prenait sens, et la vie ne pourrait pas continuer sans lui. Et pourtant, il faudrait.

C'était ça, l'amour?

Non, ça n'était pas possible, pas là, pas maintenant, pas à froid. Elle n'était pas prête. Elle était complètement chamboulée, elle ne savait plus vraiment où elle en était. Elle avait l'impression étrange d'être seul, en face à face avec cet homme incroyablement attirant. Elle essayait bien de se dire que non, qu'elle était au magasin, mais elle aurait aussi bien pu être au fin fond de la Sibérie.

Encore une fois, l'habitude la sauva :

- D'accord, si vous me dites ce qu'il vous manque, je vous aide à le charger dans votre chariot.

Le palais, alors ils venaient du palais... C'était Serguei qui allait être heureux. Elle, rien que le fait de penser qu'il allait partir, elle en avait le tournis. Elle n'avait aucune chance de le revoir...
Dans un grand effort d'auto persuasion, elle lui tendit la main, à cet homme exceptionnel:

-Moi c'est Leana, Leana Hleb.

Elle se prépara mentalement au choc que ne manquerait pas de provoquer en elle le contact avec sa main.

*Il prit sa main dans la sienne dans un mouvement qui lui parut ne pas appartenir à son corps. Un réflexe humain qui lui paraissait complètement ridicule.*

- Eh bien, enchanté Léana! Je vous ai préparé une liste de ce qu'il nous faut, si vous n'avez pas, nous aviserons avec d'autres choses évidemment. Nous paierons ce qu'il faudra bien sur.

*Il trouva ses mots fort peu intelligents et en eut honte. Langage professionel.*

- Si vous voulez je vous aide à chercher, parce qu'il y en a pour des heures sinon je crois.

*Il ne lui aurait pas déplu de rester ici la journée entière, mais nul doute que le tsar n'apprécierait pas. Il devait rentrer aussi vite que possible. Pourtant il n'avait jamais eu envie de rester quelque part avec autant de force. Il se promit qu'il reviendrait un autre jour. Pour plus longtemps.*

Tentant de s'arracher à l'éclair qui l'avait foudroyée au moment où sa main avait touché la sienne, Leana toussota et répondit, bêtement:

-Oui, vous avez l'air pressé...

Que de choses stupides vous passent par la tête quand vous n'êtes pas en pleine possession de vos moyens...
Elle farfouilla pour dénicher les choses dont il avait besoin, sentant, dans son dos, cet homme qui la chamboulait. Tout enfin fut prêt, devant la caisse. Elle calcula le prix, machinalement, et l'annonça à son "client". C'était presque fini, bientôt il repasserait cette porte et il disparaitrait. Elle ne le reverrait pas, et elle essayerait de l'oublier. Mais elle savait d'ors et déjà que ce ne serait pas facile...

Leana sortit de sa torpeur et se tourna vers Stijn:

-Oui, c'est un collier en ambre, c'est très rare et du coup, très cher. Personne n'a vraiment les moyens de se le payer, je crois. Mais ce n'est pas un problème, au contraire: je suis contente qu'il reste là. Il est magnifique, ce collier.

*Décidemment, il faudrait qu'il revienne. Il n'avait pas le temps de rester pour faire connaissance, même s'il le désirait ardemment... C'était la première fois qu'il aurait eu envie de plaquer son boulot.*

-Pour un idiot? Non, pourquoi?

Elle tentait de se rappeler pourquoi il aurait pu passer pour un idiot, mais son esprit arrivait difficilement à se concentrer sur autre chose que Stepan... Et la réalité qui allait bien le lui enlever...

*Tout en détaillant les marchandises, Schmuel préparait l'argent. Distraitement, à peine concentré, mais précis néammoins. Il avait l'habitude de compter l'argent du aux commerçants, il faisait toujours ses courses lui même, alors il aurait pu le faire les yeux fermés.*

- Leana?

*Ce nom glissa si naturellement qu'il en fut le premier surpris.*

- Est-ce que c'est bien là ce que je te dois?

*Il savait que c'était le cas, il calculait tellement vite de tête qu'il avait eu le temps de recompter trois fois, mais tout était prétexte à lui adresser la parole.*

Leana sourit : elle n'était pas sujette aux rougissements, heureusement! Parce qu'entendre son prénom dans la bouche de cet homme et l'entendre la tutoyer... C'était comme si le ciel lui tombait sur la tête, encore une fois.
Elle recompta, sans savoir comment, les pièce et dit, en essayant de poser sa voix:

-Oui, le compte y est!

Il allait partir, et elle n'était pas prête à le laisser faire. Et pourtant, il le faudrait...